1. De parfaits inconnus

 

 

Avec dix minutes de retard, Luce déboula dans le hall de Sword & Cross, son nouveau pensionnat. Sous les lampes fluorescentes, un baraqué au teint rougeaud donnait des consignes aux nouveaux arrivants, un bloc-notes coincé sous son gros bras musclé.

« Je suis déjà à la traine », songea la jeune fille.

— Alors c’est compris ? Ici, il y a trois points essentiels : médocs, dodo et rouges ! aboya-t-il à trois élèves qui tournaient le dos à Luce. Si vous les respectez, tout se passera bien.

Luce se faufila vivement derrière le trio. Mille questions se bousculaient dans sa tête : Avait-elle rempli correctement la montagne de formulaires ? Ce surveillant au crâne chauve était-il un homme ou une femme ? Quelqu’un allait-il l’aider à porter son énorme sac de voyage ? Ses parents se débarrasseraient-ils de sa Plymouth Fury adorée dès leur retour à la maison ? Tout l’été, ils avaient menacé de vendre sa voiture. Ils disposaient désormais d’un argument implacable, même pour Luce : dans sa nouvelle école, enfin, son centre de réinsertion, pour être plus précis, les élèves n’étaient pas autorisés à avoir leur voiture.

La jeune fille ne se faisait pas à cette appellation.

— Euh, excusez-moi… Vous pourriez répéter, s’il vous plait ? demanda-t-elle au surveillant, vous avez dit quoi, déjà les médocs… ?

— Tiens, tiens ! Regardez un peu ce que le bon vent nous amène ! railla le surveillant, avant de répéter lentement : les médocs. Si vous faites partie des élèves sous traitement, c’est ce dont vous avez besoin pour rester sain d’esprit, vivant, enfin, qu’est-ce que j’en sais, moi !

« C’est une femme », conclut Luce en l’observant de plus en plus près. Aucun homme ne serait assez vache pour balancer ça d’un ton aussi mielleux.

— D’accord, répondit la jeune fille. L’estomac noué. Les médocs.

Cela faisait quelque année qu’elle les avait arrêtés. Après l’accident de l’été précédent, le Dr Sanford, son spécialiste à Hopkinton, avait envisagé de lui faire reprendre son traitement. C’est à cause de lui que ses parents l’envoyaient dans ce pensionnat du New Hampshire, si loin de chez elle. Luce avait fini par convaincre le médecin qu’elle était quasiment stable, mais il lui avait fallu un mois de psychanalyse supplémentaire pour éviter d’avoir à ingurgiter ces antipsychotiques immondes.

Voilà pourquoi elle commençait sa dernière année de lycée un mois après la rentrée scolaire. Ce n’était déjà pas facile d’être nouvelle… Luce appréhendait de débarquer dans une classe ou tout le monde se connaissait. Cependant, à en juger par le comité d’accueil, elle n’était pas le seule à arriver ce jour-là.

Elle jeta un coup d’œil discret aux trois élèves qui l’entouraient. À Dover Prep, son ancien lycée, la visite organisée du premiers jour lui avait permis de rencontrer Callie, sa meilleure amie. Sur un campus ou presque tous les autres jeunes avaient grandi ensemble, leur statut de nouvelles aurait suffi pour qu’elles sympathisent, or elles s’étaient en plus découvert une passion commune pour certains vieux films, surtout ceux de l’acteur Albert Finney. En regardant « Voyage à deux » ; elles avaient compris qu’elles étaient aussi incapable l’une que l’autre de préparer un sachet de pop-corn sans déclencher l’alarme d’incendie. Ensuite, Callie et Luce ne s’étaient plus quittées… jusqu’à ce qu’elles y soient obligées.

Dans le hall, Luce était en compagnie de deux garçons et une fille. Celle-ci n’avait rien de mystérieux : blonde, mignonne comme une pub pour Neutrogena, les ongles manucurés, vernis d’un rose pastel assorti à son classeur en plastique.

— Moi, c’est Gabbe, fit-elle d’une voix trainante.

Elle afficher un large sourire qui disparut avant même que Luce puisse se présenter à son tour. Cette indifférence évoquait davantage les filles de Dover Prep, version « sud », que les pensionnaires que Luce s’attendait à croiser en ce lieu. Etait-ce rassurant ou inquiétant ? Difficile à dire. Et que fabriquait une fille de ce genre dans un centre de réinsertion ?

À la droite de Luce se tenait un brun aux cheveux courts et aux yeux marron, le nez parsemé de taches de rousseur. À sa façon d’éviter son regard et de triturer une petite peau de son pouce, elle eut l’impression que, comme elle, il n’en revenait toujours pas d’être là, et qu’il était mal à l’aise.

Le garçon qui se trouvait à sa gauche, en revanche, correspondait trop bien à l’image que Luce se faisait de ce pensionnat : élancé, les cheveux noirs et des lèvres charnues étaient d’un rose à faire pâmer la plupart des filles. Il portait un sac de DJ en bandoulière. Sur sa nuque, un soleil tatoué dépassait de son T-shirt noir. Il semblait presque luire sur sa peau claire.

Contrairement aux deux autres, il soutint le regard de Luce, de ses yeux expressifs et chaleureux, malgré ses lèvres pincées. Immobile, il la dévisagea un long moment, au point que Luce se sentit clouée sur place, elle aussi, le souffle court, face à ce regard si intense, si attirant… et un peu désarmant, aussi.

D’un raclement de gorge éloquent, la surveillante mit fin à cette contemplation proche de la fascination. Luce s’empourpra et fit mine de se gratter la tête.

— Ceux d’entre vous qui savent comment ça se passe sont libres de partir après avoir déposé leurs objets dangereux annonça-t-elle.

Elle indiqua un grand carton posé sous une pancarte précisant en grosses lettres noirs : OBJETS INTERDITS DANS L’ETABLISSEMENT.

— Et quand je dis « libres », Todd…

Sa main s’abattit sur l’épaule sur garçon aux taches de rousseur, qui sursauta.

— … J’entends par là qu’ils doivent se rendre au gymnase pour rencontrer leur tuteur. Quant à vous (elle désignait Luce), vous déposer vos objets interdits et vous restez avec moi.

D’un pas trainant, les quatre jeunes gens se dirigèrent vers le carton. Médusés, Luce regarda les autres vider leurs poches. La fille dégaina un couteau suisse rose de presque dix centimètres de long. Le type aux yeux verts se départit à regret d’une bombe de peinture et d’un cutter. Même l’infortuné Todd dut renoncer à plusieurs pochettes d’allumettes et un petit flacon d’essence à briquet. Luce eut presque honte de ne dissimuler aucun objet dangereux. Mais en voyant ses camarades sortir leurs portables pour les placer dans le carton, elle sentit sa gorge se serrer.

Elle se pencha pour examiner de plus près la liste des OBJETS INTERDITS DANS L’ETABLISSEMENT : les téléphones portables, pagers et autres appareils de communication radio étaient strictement prohibés. En plus de la voiture, cela faisait beaucoup ! Dans sa poche, sa main moite se referma sur son portable, son unique lien avec le monde extérieur. Face à sa mine déconfite, la surveillante lui donna quelques tapes sur la joue.

— N’aller pas tomber dans les pommes, petite. Je ne suis pas assez bien payée pour réanimer les élèves ! De toute façon, vous avez droit à un appel par semaine, dans le hall principal.

Un seul appel… par semaine ? Mais…

Un ultime coup d’œil à son téléphone l’informa qu’elle avait reçu deux nouveaux messages. Ses deux derniers SMS ? C’était impossible ! Le premier venait de Callie :

Appelle-moi vite ! J’attendrai toute la soirée près du téléphone. Je veux tout savoir ! Et n’oublie pas le mantra que je t’ai appris. Tu t’en remettras ! Au fait, je crois que tout le monde a oublié…

C’était bien Callie, ça ! Elle était tellement bavarde que seules les trois premières lignes de son message étaient lisibles. Ce fut presque un soulagement. Si c’était pour lire que ses anciens copains de lycée avaient déjà oublié ce qui lui était arrivé, et ce qu’elle avait fait pour se retrouver là…

Elle soupira et passa au message suivant. Il venait de sa mère, qui maitrisait depuis peu l’art du SMS. Sans doute ignorait-elle que sa fille n’avait droit qu’à un seul appel par semaine. Sinon, elle ne l’aurait pas abandonnée dans ce trou, non ?

On pense à toi tout le temps. Sois sage et essaie de manger assez de protéines.

On se parle bientôt. Bisous. M et P.

En fin de compte, ses parents devaient être au courant. Pour quelle raison auraient-ils eu l’air si soucieux, lorsqu’elle leur avait fait ses adieux, à la grille, ce matin, son sac à la main ? Au petit déjeuner, Luce avait lancé sur le ton de la plaisanterie qu’elle allait enfin perdre ce maudit accent de Nouvelle-Angleterre qu’elle avait pris à Dover, mais ses parents n’avaient même pas esquissé un sourire. Sur le moment, elle en avait conclu qu’ils lui en voulaient encore. Ils n’étaient pas du genre à hausser le ton. Quand Luce dépassait vraiment les bornes, ils se contentaient d’un silence pesant. Voilà qui expliquait leur étrange comportement du matin : ils souffraient déjà des trop rares contacts à venir avec leur fille unique.

— On attend encore quelqu’un ! lança la surveillante. Je me demande bien qui !

Luce focalisa de nouveaux son attention sur la boite aux objets interdits, qui débordait maintenant d’ustensiles de contrebande qu’elle ne reconnaissait même pas. Le regard vert du garçon aux cheveux noirs était rivé sur elle. Enlevant la tête, elle se rendit compte que tous les autres la fixaient également.

C’était son tour. Elle ferma les yeux et lâcha à regret son téléphone portable, qui tomba avec un bruit sourd et morne sur le dessus de la pile. Le bruit de la solitude absolue.

Todd et Gabbe, la fille robot, se dirigèrent vers la porte sans un regard pour Luce, tandis que l’autre garçon se tournait vers la surveillante.

— Je peux la mettre au courant, si vous voulez, suggéra-t-il en désignant Luce.

— Ça ne fait pas partie de notre accord, répondit machinalement la surveillante, comme si elle s’attendait à cette proposition. Tu es redevenu un nouvel élève. À ce titre tu es soumis aux restrictions imposée aux nouveaux. Tu reviens à la case départ, quoi. Si ça ne te plait pas, il fallait réfléchir avant de bousiller ta mise à l’épreuve.

Le garçon demeura immobile, sans expression, tandis que la femme entrainait Luce vers l’extrémité d’un couloir aux murs jaunis. En entendant parler de « mise à l’épreuve », la jeune fille avait tiqué.

— Suis-moi, dit l’employée comme s’il ne s’était rien passé. Ça, c’est la partie dodo.

Elle désigna la fenêtre à l’ouest qui donnait sur un bâtiment gris. Todd et Gabbe les rejoignirent d’un pas trainant. Le troisième les suivait lentement, comme s’il ne voulait surtout pas les rattraper.

Le bâtiment du dortoir était un énorme cube massif, dont l’imposante porte à double battant ne laissait rien deviner de ce qui se cachait derrière. Sur un gros bloc de pierre dressé au milieu d’une pelouse pelée était gravé : « dortoir Pauline ». Luce se rappela ce qu’elle avait lu sur le site internet de l’établissement. En ce matin morne et brumeux, c’était encore plus moche que sur la photo en noir et blanc.

Même de loin, la jeune fille décelait la moisissure noire qui rongeait la façade. Il y avait des barreaux à toutes les fenêtres et – elle plissa les yeux-était-ce bien du fil barbelé qui surmontait la clôture, autour du bâtiment ?

La surveillante consulta un tableau, puis feuilleta le dossier de Luce.

— Chambre 63. Laisse ton bagage dans mon bureau, avec les autres, pour le moment. Tu déballeras tes affaires cet après midi.

Luce traina son sac rouge vers trois malles noires quelconques. D’un geste machinal, elle chercha son téléphone portable, dans lequel elle notait en générale les choses dont elle devait se souvenir. Trouvant sa poche vide, elle soupira et grava le numéro de numéro de sa chambre dans sa mémoire.

Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement vivre chez ses parents ? Leur maison de Thunderbolt se trouvait à moins d’une heure de Sword & Cross. C’était si bon d’être chez elle, à Savannah, ou, comme le disait souvent sa mère, même le vent était paresseux… le rythme indolent de la Géorgie convenait mieux à Luce que la vie en Nouvelle-Angleterre.

Hélas ! Il ne régnait pas la même atmosphère à Sword & Cross qu’à Savannah.

En fait, ce lieu sans vie, sans couleur, ou un tribunal l’avait envoyée de force, ne ressemblait à nulle part.

L’autre jour, elle avait entendu son père discuter avec le directeur, au téléphone. Il hochait la tête tel un professeur de biologie perplexe : « oui, il serait peut-être préférable qu’elle soit sous surveillance permanente. Non, non, nous ne voulons en aucun cas intervenir dans votre organisation. »

De toute évidence, il ignorait que sa fille unique serait surveillée comme dans le quartier de haute sécurité d’une prison.

— Au fait, tout à l’heure, vous avez parlé des… rouges. C’est quoi, au juste ?

demanda Luce à la surveillante, à l’issue de la visite des lieux.

— Les rouges, c’est ça, répondit l’employée en désignant un petit boitier au plafond, avec un objectif doté d’une lampe rouge clignotante.

Luce n’avait jamais rien vu de tel, mais elle se rendit vite compte qu’il y en avait partout.

— Des caméras ?

— Bravo ! railla la surveillante avec condescendance. On les met bien en évidence pour que vous ne risquiez pas de les oublier. À tout moment, on vous observe, ou que vous soyez. Alors pas de conneries ! C’est dans votre intérêt.

Plus on s’adressait a Luce comme si elle était une psychopathe, plus elle était portée à croire qu’ils avaient raison.

Que se soit dans ses rêves ou les rares fois ou ses parents l’avaient laissée seule, ses souvenirs étaient venus la hanter tout l’été durant, il s’était passé quelque chose, dans cette cabane, et tout le monde voulait savoir quoi, y compris Luce. La police, le juge, l’assistante sociale avaient essayé de lui tirer les vers du nez. Hélas ! Elle n’en savait pas plus qu’eux. Elle avait passé une bonne soirée avec Trevor, à lui courir après parmi les bungalows, au bord du lac, à l’écart du groupe.

Comment expliquer que ce fut l’une des plus belles soirées de sa vie, jusqu’à ce qu’elle vire au cauchemar ?

Mille fois, elle avait revu ces moments dans sa tête, entendu le rire de Trevor, senti ses mains sur ses hanches, en quête d’une information de ce que lui disait son instinct, elle était innocente.

Mais voilà que le règlement de Sword & Cross allait à l’encontre de cet instinct, suggérant au contraire qu’elle était dangereuse et qu’il fallait la surveiller.

Luce sentit une main ferme se poser sur son épaule.

— Ecoute, fit la surveillante, si ça peut te rassurer, tu es loin d’être le pire des cas qu’on ait ici.

C’était son premier geste humain. Sans doute cherchait-elle sincèrement à la rassurer. Mais quand même… On l’avait envoyée ici à cause de la mort suspecte du garçon dont elle était folle amoureuse, et elle n’était pas « le pire cas » ? De quel genre de cas s’occupait-on donc, à Sword & Cross ?

— Bon, la visite est terminée ! annonça la surveillante. Tu te débrouilles toute seule, maintenant. Voilà un plan de l’établissement, si tu cherche quelque chose.

Elle remit à Luce la photocopie d’un croquis grossier dessiné à la main, puis elle consulta sa montre.

— Ton premier cours est dans une heure. Moi, j’ai mon feuilleton dans cinq minutes, alors… (Elle la chassa d’un geste.) Joue-la profil bas, et n’oublie pas : les rouges te surveillent, conclut-elle en lui montrant une caméra.

Avant que Luce puisse lui répondre, une brune maigrichonne surgit et agita ses longs doigts devant le visage de la jeune fille.

— Ouuuh ! fit-elle d’une voix fantomatique. Les rouges te surveillent…

— Dégage, Arriane, ou je te fais lobotomiser ! lança la surveillante.

Son sourire furtif, mais sincère – le premier-indiquait toutefois qu’elle avait pour cette cinglée une affection bourrue.

Il était tout aussi manifeste que ce n’était pas réciproque. Arriane lui adressa un signe obscène, puis fixa Luce, la mettant au défi de s’offusquer.

— Rien que pour ça, décréta la surveillante en griffonnant furieusement dans son calepin, tu vas servir de guide à Little Miss Sunshine, aujourd’hui.

Elle désigna Luce, qui n’était pas pour ainsi dire radieuse, avec son jean noir, ses bottes noires et son haut noir. À la rubrique « code vestimentaire », le site internet de Sword & Cross affirmait avec enthousiasme que, tant qu’ils se comportaient bien, les élèves étaient libres de s’habiller à leur guise, à condition que leur tenue soit décente et de couleur noire. Un semblant de liberté.

Le haut trop grand à col rond que sa mère lui avait imposé, ce matin-là, ne flattait guère les courbes de Luce. Elle avait même perdu son meilleur atout : son abondante chevelure noire, qui lui arrivait avant à la taille. L’incendie de la cabane lui avait brulé le cuir chevelu, ne lui laissant que quelques touffes éparses. Après le long trajet de retour depuis Dover, sa mère avait planté Luce dans la baignoire et saisi le rasoir électrique de son père pour lui raser le crane sans un mot. Au cours de l’été, ses cheveux avaient un peu repoussé. Ses boucles naguère si belles formaient des espèces de tortillons assez disgracieux qui lui arrivaient sous les oreilles.

Arriane la toisa en tapotant ses lèvres pales de son index.

— Parfait, déclara-t-elle en s’avançant pour prendre Luce par le bras. Je me disais justement que j’avais besoin d’un nouvelle esclave.

La porte du hall s’ouvrit. Le garçon élancé aux yeux verts apparut.

— On n’hésite pas à te fouiller au corps. Ici, déclara-t-il en secouant la tête.

Alors si tu planques d’autres « articles dangereux » (il leva les yeux au ciel et jeta une poignée d’objet non identifiés dans la boite), laisse tomber.

Derrière Luce, Arriane rit sous cape. Le garçon se redressa promptement. En remarquant Arriane, il ouvrit la bouche, puis la referma, comme s’il ne savait pas très bien quoi faire.

— Salut, Arriane, lâcha-t-il d’un ton neutre.

— Salut Cam, répondit-elle.

— Tu le connais ? chuchota Luce.

Y avait-il des bandes dans les centres de réinsertion, comme à Dover ?

— Je préférerais l’oublier, précisa Arriane en entrainant Luce à l’extérieur, dans le matin gris et humide.

À l’arrière de la bâtisse principale, une allée miteuse bordait une pelouse mal entretenue. L’herbe était si haute qu’on aurait dit un champ en friche et non le terrain de sport d’un lycée. Pourtant, il y avait bien un vieux panneau d’affichage délavé et des gradins en bois.

Au-delà se dressaient quatre bâtiments austères l’immeuble dortoir en parpaings, à l’extrême gauche, une énorme église, vieille et laide, à droite, et, au milieu, deux autres structures, qui abritaient sans doute les salles de cours.

C’était tout. L’univers de Luce se réduisait désormais au triste spectacle qu’elle avait sous les yeux.

Arriane quitta rapidement l’allée pour s’engager sur le terrain et guider Luce au sommet des vieux gradins en bois.

À Dover Prep, le stade était le repaire des athlètes qui s’entrainaient, de sorte que Luce évitait d’y trainer. Ce terrain désert, avec ses cages rouillées, délabrées, dégageait une tout autre atmosphère. Luce ne savait pas qu’en penser. Trois vautours volaient au-dessus d’elles et un vent lugubre balayait les branches nues des chênes. Luce releva son col rond sur son menton.

— Bon, lança Arriane. Tu as fait la connaissance de Randy.

— Je croyais qu’il s’appelait Cam…

— Non, pas lui, rétorqua Arriane. Je parle du bouledogue, là-bas, à l’intérieur.

Elle désigna le bureau ou elles avaient laissé la surveillante devant la télévision.

— D’après toi, c’est un mec ou une meuf ?

— Euh… Une meuf ? hasarda Luce, hésitante. C’est un test ou quoi ?

Arriane esquissa un sourire.

— Le premier d’une longue série. Et tu as gagné. Enfin, je crois. Au bahut, il ya un débat permanent pour savoir si les profs sont des mecs ou des meufs. T’en fais pas, tu vas t’y mettre, toi aussi.

Arriane plaisantait, sans doute. Auquel cas, pas de problème. Mais c’est tellement différent de Dover… Dans son ancien lycée, de futurs sénateurs à cravate et aux cheveux plaqués en arrière se mouvaient avec grâce dans les couloirs, dans ce silence feutré que l’argent semblait imposer.

Souvent, les élèves de Dover regardaient Luce comme s’ils craignaient de la voir tacher les murs blancs de ses doigts sales. Elle tenta d’imaginer Arriane là-bas : assise sur les gradins, à lancer une vanne salace avec sa gouaille. Qu’en penserait Callie ? On ne croisait personne dans son genre, à Dover.

— Allez, crache le morceau, ordonna Arriane en s’asseyant sur le banc supérieur. Qu’est-ce que tu as fait pour te retrouver ici ?

Malgré le ton enjoué d’Arriane, Luce eut soudain besoin de s’asseoir. C’était ridicule, mais elle s’attendait presque à surmonter cette première journée sans que le passé ressurgisse et vienne à bout de son calme apparent, si précaire.

Mais il était normal que les gens veuillent savoir, après tout.

Comme chaque fois qu’elle tentait de se remémorer cette soirée funeste, le sang lui battit aux tempes. Jamais elle ne surmonterait son sentiment de culpabilité à cause de ce qui était arrivé à Trevor. Cependant, elle faisait de son mieux pour ne pas se laisser engloutir par les ombres, les seuls détails de l’accident dont elle se souvenait. Ces choses sombres et indéfinissables qu’elle ne pourrait jamais raconter à personne.

En fait, elle avait commencé à parler à Trevor de la présence étrange qu’elle avait ressentie, ce jour-là, de ces formes tordues au-dessus de leurs têtes, qui menaçaient de gâcher cette soirée parfaite. Naturellement, il était déjà trop tard. Trevor était parti, le corps brulé au point d’être méconnaissable, et Luce était-elle coupable ?

Nul n’était au courant de ces formes étranges qu’elle distinguait parfois dans le noir, et qui venaient la tourmenter. Ces ombres allaient et venaient depuis si longtemps que Luce ne se rappelait pas la première fois qu’elle les avait senties. Elle se souvenait en revanche de la première fois ou elle avait compris que tout le monde ne les voyait pas. Enfin, qu’elle était la seule à les voir…

Quand elle avait sept ans, mors de vacances en famille à Hilton Head, ses parents l’avaient emmenée faire un tour en bateau. Au coucher du soleil, les ombres avaient surgie au-dessus des eaux. Luce s’était alors tournée vers son père en disent :

— Qu’est-ce que tu fais, toi, quand ils viennent, papa ? Pourquoi tu n’as pas peur des monstres ?

« Il n’y a pas de monstres », lui avaient assuré ses parents. Mais l’obsession de Luce pour ces présences sombres et floues lui avait valu plusieurs rendez-vous chez l’ophtalmo, puis une paire de lunettes, et des consultations chez l’ORL, après qu’elle eut commis l’erreur de décrire le son rauque que celles-ci produisaient parfois. Et enfin, elle avait eu droit à une thérapie, suivie d’une autre thérapie, qui s’étaient conclues par un traitement aux antipsychotiques.

Hélas ! Rien de tout cela n’avait réussi à chasser les ombres.

À l’âge de quatorze ans, Luce avait refusé de prendre ses médicaments. Ses parents avaient trouvé le Dr Sanford et le lycée de Dover, pas loin de chez lui. Ils avaient pris l’avion pour le New Hampshire. Dans une voiture de location, ils avaient remonté une longue allée en courbe vers un manoir perché au sommet d’une colline du nom de Shady Hollows. Ses parents l’avaient plantée devant un homme en blouse blanche en lui demandant si elle avait encore ses « visions ».

Ils avaient les mains moites, la mine soucieuse, tant ils redoutaient que quelque chose cloche vraiment chez leur fille.

Personne ne l’avait informée que si elle ne racontait pas au Dr Sanford ce qu’ils voulaient tous qu’elle dise, elle reviendrait souvent à Shady Hollows. Grace à des mensonges et à un comportement normal, elle était parvenue à entrer au lycée de Dover et ne devait rendre visite au Dr Sanford que deux fois par mois.

Dès qu’elle avait eu le droit d’arrêter d’avaler ces horribles cachets, mais elle ne maitrisait toujours pas ses visions ni le moment ou elles survenaient. En tout cas, elle évitait comme la peste les lieux ou les ombres avaient surgi, par le passé – forets denses, eaux troubles. Elle savait simplement qu’elles s’accompagnaient en général d’un froid qui lui glaçait la peau, la plongeant dans un malaise indicible.

Luce s’assit à califourchon sur un gradin et se massa les tempes. Si elle voulait survivre à cette journée, il fallait qu’elle refoule le passé au fond de son esprit.

Elle ne supportait déjà pas de fouiller les souvenirs de cette soirée toute seule, alors déballer les détails sordides à cette fille bizarre. Voire détraquée…

Au lieu de répondre, elle regarda Arriane, qui s’était allongée sur le banc. Ses énormes lunettes noires lui mangeaient une bonne partie du visage. Sans doute observait-elle Luce car, au bout d’une seconde, elle se redressa d’un coup et sourit.

— Coup-moi les cheveux comme toi.

— Quoi ? souffla Luce. Ils sont superbes, tes cheveux.

C’était la vérité. Arriane possédait la longue crinière qui manquait si désespérément à Luce : d’épaisses boucles noires illuminées d’un léger reflet roux. Luce glissa une malheureuse mèche derrière son oreille, mais ses cheveux étaient encore trop courts et retombèrent sur son visage.

— Superbes, ouais, tu l’as dit ! Mais les tiens, ils sont sexy, tendance, et je veux les mêmes.

— Bon, d’accord, concéda Luce.

Autant prendre ça comme un compliment. Devait-elle se sentir flattée ou troublée par la façon qu’avait Arriane de croire qu’elle pouvait obtenir ce qui appartenait à quelqu’un d’autre ?

— Avec quoi…

— Et voilà !

De son sac, Arriane sortir le couteau suisse rose que Gabbe avait déposé dans la boite des objets interdis.

— Et alors ? rétorqua-t-elle face à l’étonnement de Luce. J’ai toujours les mains qui trainent, quand il y a un arrivage de nouveaux. Cette simple perspective m’aide à passer le temps, les jours d’ennui, dans cette prison… euh, ce camp de vacances.

— Tu as passé tout l’été… ici ? demanda Luce, saisie d’effroi.

— Ah, on voit bien que tu es nouvelle ! Tu t’attends peut-être à avoir des vacances de printemps. (Elle lança à Luce le couteau suisse.) Tu ne sortiras pas de ce trou à rats. Jamais. Allez, coupe-moi ça !

— Et les rouges ? s’enquit Luce en scrutant les alentours, arme à la main, enquête de caméras de surveillance.

— J’aime pas les chochottes, moi. Alors, tu peux le faire ou non ?

Luce acquiesça.

— Et ne me dis pas que t’as jamais coupé les cheveux de personne !

Arriane s’empara de l’objet et sortit la minuscule paire de ciseaux qu’il recelait, avant de le tendre à Luce.

— Et pas un mot de plus jusqu’à ce que tu me confirmes que j’ai l’air génial, reprit-elle.

Dans la salle de bains de ses parents transformée en salon de coiffure de fortune, la mère de Luce avait empoigné les vestiges de ses longues mèches en un semblant de queue-de-cheval et avait tout coupé d’un coup sec. Il existait certainement une façon plus méthodique de procéder mais, ayant toujours fui les coiffeurs, la jeune fille n’avait d’expérience en la matière que la solution radicale de sa mère. Elle prit donc la chevelure d’Arriane dans une main, l’entoura d’un bracelet élastique qu’elle portait au poignet et, tenant fermement ses petits ciseaux, elle se mit à cisailler.

La queue-de-cheval tomba à ses pieds. Arriane retint son souffle et se retourna vivement pour ramasser ses mèches et les observer au soleil. Le cœur de Luce se serra. Elle souffrait encore de la perte de ses propres cheveux et de ce qu’elle avait perdu avec eux. Arriane se contenta d’esquisser un sourire. Elle enfouit les doigts dans la queue-de-cheval et la rangea dans son sac.

— Génial ! commenta-t-elle. Continue.

— Arriane, chuchota Luce malgré elle. Ton cou. Il est tout…

— Plein de cicatrices ? poursuivit Arriane. Tu peux le dire, tu sais.

De derrière l’oreille gauche jusqu’à la clavicule, la peau de la jeune fille était meurtrie, marbrée. Luce pensa à Trevor, à ces photos horribles. Même ses propres parents n’arrivaient plus à la regarder en face après les avoir vues. En cet instant, elle avait du mal à affronter cette vision du cou d’Arriane.

Celle-ci prit la main de Luce et la posa sur sa peau à la fois chaude et froide, lisse et rugueuse.

— Ça ne me fait pas peur, déclara Arriane. Et toi ?

— Non, répondit Luce.

Si seulement Arriane pouvait ôter sa main pour qu’elle puisse enlever la sienne, à son tour… Le contact de la peau de Trevor lui aurait-il fait le même effet ? Son estomac se serra à cette pensée.

— Tu as la trouille de ce que tu es vraiment. Luce ?

— Non ! répondit-elle trop vite.

Il était évident qu’elle mentait ! elle ferma les yeux. Tout ce qu’elle attendait de Sword & Cross, c’était un nouveau départ, un endroit où on ne la regarderait pas comme Arriane le faisait en cet instant. À la grille du lycée, ce matin, quand son père lui avait murmuré à l’oreille la devise de la famille Price – « Un Price ne s’écroule jamais »-Elle avait cru que ce serait possible. Mais déjà, Luce se sentait accablée, vulnérable.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda-t-Elle en baissant les yeux.

— Ecoute, je n’ai pas insisté quand tu as refusé de me raconter pourquoi tu as été envoyée ici, non ? répondit Arriane en haussant les sourcils.

Luce hocha la tête. Arriane désigna les petits ciseaux.

— Fais-moi une retouche, derrière, d’accord ? Que se soit vraiment nickel. Je veux avoir le même look que toi.

Même avec une coupe identique, Arriane ne serait toujours qu’une version famélique de Luce. Tandis que celle-ci mettait tout son cœur dans sa première coupe de cheveux, Arriane lui exposa les subtilités de la vie à Sword & Cross.

— Ce bâtiment, c’est Augustine. C’est là qu’on organise nos pseudo-soirées, le mercredi, et qu’on a tous nos cours, expliqua-t-elle en désignant une bâtisse jaunâtre, située un peu plus loin, à droite du dortoir.

Augustine avait visiblement été conçue par le même sadique qui avait imaginé Pauline : une forteresse carrée, triste, avec les mêmes barreaux. Un brouillard gris un peu surnaturel enveloppait les murs comme une couverture, de sorte qu’il était impossible de voir s’il y avait quelqu’un, là-bas.

— Je te préviens, ajouta Arriane, tu vas détester les cours. Dans le cas contraire, tu n’as rien d’humain.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont ? s’enquit Luce.

Arriane n’aimait peut-être pas l’école en général. Avec ses ongles noirs, ses yeux soulignés de noir, et son sac noir qui s’emblait pouvoir contenir à peine quelques couteaux suisse, elle n’était pas vraiment du genre première de la classe.

— Ils n’ont pas d’âme, répondit Arriane. Pire encore, ils te prennent la tienne. Sur les quatre-vingts élèves, je dirais qu’il ne reste qu’environ trois âmes. (Elle leva les yeux.) Et encore…

Voilà qui ne présageait rien de bon. Cependant, c’était un autre aspect de la réponse d’Arriane qui interpellait Luce :

— Attends, tu veux dire qu’on n’est que quatre-vingts dans tout le lycée ?

 

L’été précédant son entrée a Dover, elle s’était plongée dans la lecture de l’épais annuaire des futurs élèves pour en graver des détails dans sa mémoire. À Sword & Cross, elle allait de surprise en surprise. C’est dire si elle était peu préparée à rejoindre un centre de réinsertion…

Arriane hocha la tête, si bien que Luce coupa involontairement une mèche qu’elle pensait laisser. Oups ! Pourvu qu’Arriane ne s’en rende pas compte !

Enfin, du moment qu’elle trouvait le résultat tendance…

— On est huit par classes de dix. On finit rapidement par connaitre les embrouilles de tout le monde, déclara Arriane, et vice versa.

— Je m’en doute, admit Luce en se mordant la lèvre.

Arriane plaisantait, mais y aurait-il ce même air froid et dédaigneux dans ses yeux bleu pastel si elle connaissait le passé de Luce ? Plus longtemps elle parviendrait à cacher son histoire, mieux cela vaudrait.

— Et tu ferais mieux de rester à distance des cas graves.

— Les cas grave ?

— Ceux qui ont un bracelet électronique, expliqua Arriane. Il y en a à peu prés un tiers.

— Et ceux-là…

— Garde tes distances, tu peux me faire confiance.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

Si Luce tenait à garder le secret sur son propre passé, elle n’appréciait pas cette façon qu’avait Arriane de la traiter comme une ingénue. Quoi que ces gamins aient pu fabriquer, ça ne pouvait pas être pire que se qu’on affirmait sur elle. À moins que si ? En fin de compte, elle ne savait pratiquement rien de ce centre et de ses élèves. L’éventail des possibilités lui fit soudain froid dans le dos.

— Oh tu vois le genre ! répondit Arriane. Actes terroristes avec complicité, découpage de parents en morceaux pour les faire griller au barbecue…

Elle se retourna pour adresser un clin d’œil à Luce.

— Arrête ! s’écria Luce.

— Je ne rigole pas. Ces tarés subissent des conditions bien plus strictes que les autres paumés. On les surnomme les menottés.

Face à la mine grave d’Arriane, Luce s’esclaffa.

— Ta coupe est terminée, annonça-t-elle en passant la main dans les cheveux de la jeune fille pour les ébouriffer un peu.

Le résultat était plutôt pas mal.

 

— C’est mignon, dit Arriane en se tournant vers elle.

Lorsqu’elle passa à son tour les mains dans ses cheveux, les manches de son pull noir remontèrent sur ses avant bras. Luce aperçut alors sur un poignet un bracelet noir percé de clous argentés, et sur l’autre, un bracelet d’apparence plus… technique. En surprenant son regard, Arriane leva les yeux au ciel d’un air espiègle.

— Je t’avais prévenue, déclara-t-elle. De vrais tarés. (Elle sourit.) Allez, viens, on continue la visite.

Luce n’avait pas le choix. Elle descendit du gradin et vit Arriane. Un vautour vola si bas qu’elle dut baisser la pour l’éviter. Arriane, elle, ne parut pas le remarquer. Elle désigna une église couverte de mousse, à l’extrême droite de la propriété.)p

— Devant vous, un gymnase dernier cri ! déclama-t-elle en imitant l’intonation d’un guide touristique. Eh oui ! Pour un œil non averti, c’est une église. C’en était une, avant. Sword & Cross, c’est le sommet de la récup architecturale. Il y a quelques années, un psy adepte de la gym suédoise a débarqué en déclarant que les ados prenaient trop de médocs et qu’ils allaient provoquer la ruine de la société. Il a versé une sacrée somme pour que l’église soit convertie en gymnase. Maintenant, ceux qui nous surveillent pensent qu’on peut travailler sur nos « frustrations » de façon plus naturelle et productive.

Luce gémit. Elle avait toujours détesté les cours de gym.

— Ma pauvre, t’as pas fini d’en baver, commenta Arriane. Diante prof de gym, est démoniaque.

Tout en trottinant pour rester à sa hauteur, Luce scruta mes alentours. À Dover, la cour était très bien entretenue, alignée avec des arbres plantés à intervalles réguliers. En comparaison, Sword & Cross semblait perdu au beau milieu d’un marécage, avec ses saules pleureurs dont les branches pendaient tristement, ses murs couverts de vigne vierge et son sol boueux.

Cela ne s’arrêtait pas là. À chaque inspiration, l’air lourd et humide restait bloqué dans les poumons de Luce, qui avait l’impression de s’enfoncer dans des sables mouvants.

— Apparemment, les architectes se sont lâchés en réhabilitant l’ancienne académie militaire. Résultat, on se retrouve dans un truc qui fait moitié pénitencier, moitié salle de tortures médiévale. Et on n’a même pas de jardinier, ajouta Arriane en ôtant la boue de ses bottes d’un coup de pied. C’est dégueulasse. Ah, et il y a le cimetière !

Luce suivit le geste d’Arriane : à l’extrémité gauche de la cour, juste après le bâtiment dortoir, une nappe de brouillard encore plus épaisse enveloppait une parcelle de terrain entourée d’un mur, bordée sur trois côtés d’épais bosquets de chênes. Elle ne distinguait pas l’intérieur du cimetière, qui semblait presque s’enfoncer sous terre. En revanche, elle sentait une odeur de moisissure et entendais le chant des cigales dans les arbres. L’espace d’un instant, elle crut déceler le bruissement lugubre et familier des ombres, mais il disparut aussi vite.

— C’est un cimetière, ça ?

— Ouais. C’était une académie militaire, à l’époque de la guerre de Sécession. C’est là qu’on enterrait les morts. Ça fout la trouille. Et ça pue comme c’est pas permis, ajouta-t-elle en imitant l’accent du Sud, avant d’adresser un clin d’œil à Luce. Mais on y traîne souvent.

Luce l’observa comme si elle plaisantait, mais Arriane se contenta d’un haussement d’épaules.

— Bon, d’accord, on n’y a été qu’une fois, et encore c’était après une pharmapalooza d’enfer.

Enfin un terme familier !

— Ah ! reprit Arriane en riant. Je viens de voir une lueur dans tes yeux. Tu es donc en terrain connu. Tu as peut-être participé à des fêtes de pensionnat, ma belle, mais tu n’as encore rien vu de celles qu’on donne dans un centre de réinsertion…

— Qu’elle est la différence ? s’enquit Luce en s’efforçant d’oublier qu’elle n’avait jamais vraiment participé à une fête, à Dover.

— Tu verras, répondit Arriane en se tournant vers elle. Tu n’as qu’à venir passer un petit moment, ce soir, d’accord ?

À la grande surprise de Luce, elle lui prit la main.

— promis ? ajouta-t-elle.

— Je croyais que je devais me tenir à distance des cas grave, rail a Luce.

— Règle numéro deux, ne jamais écouter ce que je raconte ! répliqua Arriane en riant. Je suis complètement jetée !

Elle se remit à courir, Luce sur les talons.

— Attends ! C’était quoi, la règle numéro un ?

— Faut suivre !

Lorsqu’elles rejoignirent les salles de cours, Arriane se tourna soudain vers elle.

— Aie l’air cool, ordonna-t-elle.

— Cool, d’accord, répéta Luce.

Devant Augustine, les autres élèves étaient rassembles autour des arbres envahis par la vigne vierge. Personne n’avait l’air ravi de traîner dehors, mais personne non plus ne semblait avoir envie d’entrer.

À Dover, il n’y avait pas vraiment de code vestimentaire, de sorte que Luce n’était pas accoutumée à l’uniformité qu’une même tenue créait au sein d’un groupe. Pourtant, s’ils portaient tous le même jean noir, un T-shirt noir à col rond et un pull noir sur les épaules ou noué autour de la taille, l’effet obtenu était très variable.

Un attroupement de filles tatouées, les bras croisés, des bracelets jusqu’aux coudes, formait un cercle. En les découvrant avec leur bandana noir dans les cheveux, Luce repensa à un film de motardes qu’elle avait vu une fois. Elle avait loué le DVD en se disant qu’une bande de motardes c’était vraiment cool. De l’autre côté de la pelouse, une élève posa sur elle ses yeux de chat soulignés d’un trait de crayon noir. Luce détourna la tête.

Plus loin, un garçon et une fille se tenaient par la main. Ils avaient des sequins à motifs de tête de mort cousus dans le dos de leur pull. Toutes les dix secondes, l’un attirait l’autre vers lui pour l’embrasser sur la tempe, le lobe de l’oreille, la paupière… Lorsqu’ils s’enlacèrent, Luce remarqua qu’ils portaient ces maudits bracelets électroniques. Ils avaient une allure un peu brutale, mais étaient manifestement très amoureux. Chaque fois qu’elle voyait scintiller leurs piercings à la langue. Luce ressentait un pincement au cœur.

Derrière les amoureux se trouvait un groupe de garçons blonds appuyés contre le mur. Malgré la chaleur, ils portaient tous un pull sur leur chemise blanche au col relevé. Leur pantalon noir tombait à la perfection sur leurs chaussures vernies. De tous les élèves de la cour, ils étaient, aux yeux de Luce, ceux qui s’apparentaient le plus à ceux de Dover. Toutefois, il suffisait de les regarder d’un peu plus près pour voir en quoi ils se distinguaient des garçons qu’elle fréquentait. Des garçons comme Trevor…

Rien qu’à la façon dont ils se tenaient debout, groupés, ces types dégageaient une sorte de dureté, également lisible dans leurs yeux. C’était difficile à expliquer, mais Luce eut soudain l’impression que, comme elle-même, tous ceux qui étaient là avaient un lourd passé. Sans doute chacun avait-il quelque secret qu’il ne tenait pas à partager. Mais elle n’arrivait pas à déterminer si cette prise de conscience lui donnait l’impression d’être moins seule, ou plus isolée encore.

Arriane avait remarqué que Luce observait les autres.

— On fait tous de notre mieux pour passer chaque journée, déclara-t-elle en haussant les épaules. Mais au cas où tu n’aurais pas remarqué les vautours qui volent bas, cet endroit pue vraiment la mort.

Elle s’assit sur un banc, sous un saule pleureur, et fit signe à Luce de s’installer à coté d’elle.

Luce déblaya d’abord quelques feuilles mortes en décomposition. En s’asseyant, elle nota soudain une entorse au code vestimentaire.

Une entorse très séduisante, d’ailleurs…

Il portait une écharpe rouge vif autour du cou. Il ne faisait pourtant pas froid, loin de là, mais ce garçon arborait aussi un blouson de motard en cuir noir par-dessus son pull. Etait-ce parce que c’était la seule touche de couleur de la cour ?

Quoi qu’il en soit, Luce ne parvenait pas à détacher son regard de ce garçon. En fait, tout le reste lui semblait tellement terne, en comparaison, que, pendant un long moment, elle oublia où elle se trouvait.

Elle contempla ses cheveux blonds et son bronzage assorti, ses pommettes hautes, ses lunettes noirs, ses lèvres charnues… Dans tous les films qu’elle avait vus, tous les livres qu’elle avait lus, le héros masculin était d’une beauté à couper le souffle, à un petit défaut près : une dent cassée, un épi charmant, un grain de beauté sur la joue gauche… Elle savait pourquoi. Un héros trop parfait était inaccessible.

Accessible ou pas, Luce avait toujours eu un faible pour les garçons sublimement beaux. Comme celui-ci.

Il était adossé au mur, les bras croisés. L’espace d’un instant, Luce s’imagina entre ses bras. Elle secoua la tête, mais la vision demeura si présente qu’elle faillit s’approcher de lui.

Non. C’était de la folie ! Bien qu’entourée de cinglés Luce avait conscience que son instinct était devenu fou. Elle ne le connaissait même pas, ce type !

Il discutait avec un garçon plus petit, qui portait des dreadlocks et dont le sourire dévoilait des dents énormes. Tous deux riaient de bon cœur, au point que Luce ressentis une étrange pointe de jalousie. Depuis combien de temps n’avait-elle pas rigolé comme ça ?

— C’est Daniel Grigori, expliqua Arriane en se penchant vers elle, comme si elle lisait dans ses pensées. J’ai l’impression qu’il vient de te taper dans l’œil…

— C’est le moins qu’on puisse dire, admit Luce, un peu gênée de l’impression qu’elle avait du faire à Arriane.

— Ouais, enfin, si on aime ce genre…

— Qu’est-ce qu’on pourrait ne pas aimer, chez lui ? demanda Luce malgré elle.

— Son copain, c’est Roland, reprit Arriane en désignant le garçon aux dreadlocks. Il est cool. C’est le genre de type qui arrive à obtenir des trucs, si tu vois ce que je veux dire.

« Pas vraiment », songea Luce en se mordant la lèvre.

— Quel genre de trucs ?

Arriane haussa les épaules et se servit de son couteau suisse illicite pour couper un fil qui pendait d’un trou de son jean.

— Des trucs, c’est tout. Du genre : « Demande, et tu sauras. »

— Et Daniel ! ? demanda Luce. C’est quoi, son histoire ?

— Elle insiste, en plus ! la railla Arriane en riant. Personne ne le sait vraiment. Il soigne son coté mystérieux. Il pourrait bien être le connard typique des centres de réinsertion.

— J’en connais un rayon, sur les connards, répondit Luce, qui regretta aussitôt ses paroles.

Après ce qui était arrivé à Trevor – quoi qu’il soit passé – elle était la dernière personne à être en droit de juger les autres. Les rares fois où elle faisait référence à cette nuit funeste, le voile noir de ses ombres revenait à la charge, comme si elle se retrouvait au bord du lac.

Elle vit ses yeux s’écarquiller, puis se plisser, exprimant ce qui ressemblait à de l’étonnement. Mais non, c’était plus que cela. Face à ce regard appuyé, Luce retint son souffle. Elle le connaissait… Elle l’avait déjà vu…

Comment aurait-Elle pu oublier un tel visage ? Et cette sensation de vertige qu’elle avait en cet instant ?

Elle se rendit compte qu’ils se toisaient encore quand il lui sourit. Une vague de chaleur la parcourut tout entière, au point qu’elle dut agripper le banc pour ne pas chanceler. Ses lèvres esquissèrent un sourire mais, soudain, Daniel leva une main.

Et lui fit un doigt d’honneur.

Abasourdie, Luce baissa les yeux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? ? demanda Arriane, qui n’avait pas remarqué le geste.

Laisse tomber. On n’a pas le temps. Ça va sonner.

La cloche retentit en effet à cet instant précis. Les élèves entrèrent d’un pas trainant dans le bâtiment. Arriane tira Luce par la main et fixa un rendez-vous pour plus tard, mais Luce était encore troublée par ce parfait inconnu qui lui avait fait un doigt d’honneur. Son délire passager sur Daniel s’était envolé et Elle ne voulait désormais savoir qu’une seule chose : quel était le problème de ce type ?

Juste avant d’entrer dans la salle pour son premier cours, elle risqua dernière œillade vers lui. Malgré son visage impassible, il n’y avait pas à se méprendre : il la regardait s’éloigner.